
Un certain nombre d’auteurs chrétiens, tels que Rémi Brague ou Olivier Rey, ont pu qualifier notre époque de « néo-marcioniste ». Le marcionisme, pour rappel, est cette hérésie chrétienne du IIe siècle, empreinte de gnosticisme, qui rejetait aussi bien la foi de l’Ancien Testament – au nom du Nouveau – que la matière – au nom de l’esprit. « Néo-marcioniste », notre époque l’est en ce sens qu’elle se caractérise par un désir d’émancipation à l’égard de la nature et de notre corporéité (envisagées comme des freins à la liberté individuelle), ou encore par la condamnation du passé (supposé obscurantiste).
Or, il faut bien avouer que les chrétiens eux-mêmes n’échappent pas à cette tentation néo-marcioniste. D’un côté, un certain christianisme progressiste rejette l’idée même de Loi divine, au nom du pur « Amour » ; de l’autre, un certain identitarisme chrétien tend à nier les racines juives du christianisme, parce que celles-ci ne seraient pas constitutives de notre identité européenne. Pourtant, il faut rappeler que, pour un chrétien, l’Amour sans le respect de la Loi ne signifie rien ; et que, même si le judaïsme antique, pris isolément, a eu relativement peu d’influence sur l’histoire de l’Europe, les Écritures juives sont une partie constitutive de la foi chrétienne (et ont exercé, par voie de conséquence, une influence déterminante sur la forma mentis européenne). Les mots du Christ sont clairs : « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la Loi ou les Prophètes : je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir » (Matthieu 5, 17). Au fond, ce que ces diverses formes de néo-marcionisme oublient, c’est la nécessité pour les chrétiens de s’inscrire dans les pas d’Abraham, modèle de foi et d’obéissance.
Comme nous le rappelle Kierkegaard, la foi au sens de confiance absolue en Dieu, de disposition intérieure à suivre sa Volonté quel qu’en soit le prix, est au fondement du christianisme. Cette foi, si magnifiquement incarnée par Abraham, nommé pour cette raison « père de tous les croyants », est au-delà du stade éthique – c’est-à-dire, chez Kierkegaard, du stade de la pure raison –, dans la mesure où elle contient une part d’obscurité, d’incertitude. Et, note le philosophe danois – qui est ici plus catholique que protestant –, c’est bien la foi inébranlable d’une femme, celle de la Vierge, qui a rendu possible l’Incarnation : « Qui fut donc jamais si grand que cette femme bénie, la Mère de Dieu, la Vierge Marie ? » (Crainte et tremblement). Sans le fiat de Marie, fille d’Abraham, le Christ n’aurait point habité parmi nous – et, par voie de conséquence, la civilisation chrétienne ne serait point née ! Rappelons-nous donc ce que nous devons à Abraham comme à Marie ! Et inspirons-nous de leur foi : celle-ci est une nécessité, surtout dans les temps obscurs qui sont les nôtres. Certains objecteront : « Je désirerais croire, mais je n’ai pas la foi ». Mais désirer croire, c’est déjà dépasser le stade éthique, et donc s’ouvrir au stade religieux. Désirer croire, en un sens, c’est déjà avoir la foi.
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